Fenêtre sur cour

« Le premier khanda de la Chāndogya Upaniṣad présente la syllabe Om̐, le mantra primordial, vibration vitale, le son originel structurant l'Univers. Il résonne au cœur de toute chose, faisant vibrer les cordes composant chaque particule, donnant à tout ce qui est en Midgard son son, sa chanson. Celle-ci est modulée par le corps éthérique, l'âkâsha, l'essence, l'âme nutritive d'Aristote et Théophraste, pour produire l'aura, structure vibratoire de la force vitale. L'influence de l'Es, le Ça de Groddeck et Freud, sur le corps éthérique via la Pneuma, le Saint-Esprit, crée des harmoniques variables dans l'aura : les chakras, les harpes de Lug, les émotions. »

J'interrompis un instant ma tirade pour me tourner vers En'dol qui piquait du nez, manifestement peu passionné par la théorie thaumaturgique de l'analyse astrale. Je le secouai gentiment par l'épaule :

« Éh ! T'endors pas ! »

Mon élève se redressa lentement, pendiculant. Nous nous étions installés sur le balcon de son nouveau logis, profitant de l'air munichois enfin redevenu respirable. Le temps était à la grisaille mais cela importait peu, nous étions là pour observer le sol plutôt que le ciel :

« Tu vois l'orke là bas, stridente et piquée d'un refrain de blues ? »

En'dol fixa un instant mon index brandi avant de parcourir du regard les rues brumeuses qui s'étalaient devant nous.

« La bleue qui sent le steak ? »

Je laissai échapper un soupir las.

« Oui… La bleue qui sent le steak, si tu veux. Que peux-tu me dire sur elle ?

- Elle est très triste d'avoir perdu un proche récemment, est équipée d'une prothèse à la hanche gauche et a la syphilis. »

Surpris, je lui lançai un regard étonné :

« C'est… correct. Quels sont les éléments du spectre de son aura qui t'amènent à ce diagnostic ?

- Aucune idée. C'est Sofia, la retraitée du rez-de-chaussée, je l'ai croisée en allant faire les courses hier, elle m'a tenu la cyberjambe pendant une bonne demi-heure. J'ai eu peur que les soysteaks ne décongèlent dans le sac, je te raconte pas comment elle est collante… »

Alors que je m’apprêtais à clarifier à nouveau le but de l'exercice, un vrombissement tonitruant nous interrompit : en contrebas, ce qui aurait pu passer pour un char d'assaut Saeder Krupp s'extrayait en pétaradant du parking de l'immeuble sur lequel nous étions juchés. Aux commandes de l'imposant deux-roues, qui n'aurait pas détonné sur un champ de bataille corporatiste, se trouvait Oggodt, vêtu de cuir et affublé d'un casque intégral dernier cri. Il se tourna en notre direction pour nous adresser un vigoureux salut de la main.

« Haha ! Je connais celle-là ! Il est rouge pastel et sent le poulet, ça veut dire qu'il est content !

- Je… Oui, tout à fait, je vois que tu commences à saisir. »

L'analyse d'En'dol était indubitablement correcte, mais néanmoins incomplète : je notais avec inquiétude la présence d'une ligne de remords grondant sous le couplet enjoué qui émanait de l'aura étiolée de notre camarade. Encore un problème de famille ? Regrettait-il d'avoir quitté le puits gravitationnel de sa génitrice pour venir s'installer ici ? Ce n'était pas à moi de venir fourrer mon nez dans les affaires de mon ami troll mais je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter : je savais son équilibre sentimental fragile, et la perspective de le voir tomber en dépression à court terme ne me réjouissait guère.

Se levant, En'dol mit un terme prématuré à ma rêverie :

« Bon, assez travaillé pour aujourd'hui, il me reste des cartons à déballer ! On se voit demain ?

- Ça marche, on se retrouve ici ?

- Oh non ! Si on veut te faire travailler le social, il faut aller là où il y en a : retrouve-moi au Discowurst à dix heures : le jeudi, c'est soirée célibs, omae ! »

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