Grand Oeuvre

« Ok, si j'amplifie le 3,6kHz de 0,2dB et que j'avance la piste 15 de 1.23µs ça devrait être bon »

Une note stridente résonna dans la pièce pendant une fraction de seconde, faisant frémir mon épiderme et dressant soudainement chaque poil de mon corps. « Det er rart! »

Enfin, le moment de vérité était venu. Du coin de l’œil, je vérifiai que les contremesures d'espionnage que Splenters m'avait aidé à mettre en place fonctionnaient toujours correctement : rien d'anormal n'était à signaler. Je coupai toutes les alertes matricielles susceptibles de me déranger puis rechargeai mon bong : cette fois-ci, c'était la bonne, il ne fallait rien laisser au hasard.

Je m'étirai, réajustai mes électrodes, pris une large bouffée de manabeuh et tirai vers moi les premières pages des monceaux de feuilles m'entourant : la partition était couverte de portées en arc de cercle piquées de couleurs vives s’enchevêtrant dans un harmonieux chaos que moi seul était en mesure d'interpréter. Je laissai mon synthlink accéder aux tréfonds de mon esprit alors que je parcourais l'introduction de bas en haut. De vivaces et libres tonalités commencèrent à résonner dans le SOSY, rejointes peu après par leurs filandreux harmoniques.

Alors que j'entamais la deuxième page, les sonorités mana firent leur entrée, se mêlant délicatement aux vibrations du monde physique en un accord parfait, âpre et mélodieux. Ma forme astrale fut assaillie de toutes parts par d’intrigants timbres, mettant mon âme à nu tandis que le tempo subissait de brusques variations colorant la mélodie de senteurs acides et saumâtres.

Les accords se complexifiaient et prenaient vie au fil des pages de partition, amenant la symphonie à un rythme soutenu et résonant. Je me laissai submerger par la mélodie, voyageant en un instant par mille lieux, du Grand-Duché de Lituanie aux somptueuses plages du Pacifique en passant par les sombres aqualogies de la Mer du Nord et les fiers gratte-ciels surplombant Manhattan.

Le mana s’épaissit peu à peu, collant à ma forme astrale avec lourdeur et force, m’inondant de rocailleux chants carmins. Prenant forme face à moi, la présence qui me guidait dans chaque aspect de mon être m'invita à la rejoindre d'un rugissant riff de guitare électrique. Une persistante odeur d'esprit adolescent et de lithium m'emporta,
« Viens comme tu es… »

Devant moi, mon esprit mentor se manifestait sous la forme de Kurt Cobain, m'indiquant d'un mouvement de tête l'éclatante lueur s'ouvrant sous mon être. Je m'y plongeais entier, sentant mon essence se purifier avec chaque note. Les minutes, puis les heures, s'écoulèrent, sublimant ce que j'étais pour m'amener à une épiphanie faisant pâlir ma morne vie par comparaison.

Je repris conscience couché sur le sol péri-accoustique du SOSY, au beau milieu du fatras de feuilles constituant mon Œuvre. Je les rassemblai prestement puis sortis du studio, laissant une dense fumée de manabeuh se déverser sur l'épaisse moquette rouge alors que je plaçait précautionneusement ma vie dans le coffre fort de la chambre.

Réactivant ma connexion matricielle, je fus aussitôt assailli par une nuée de notifications. Je m'allongeai sur le lit pour les consulter.

AGE annonçait un nouveau sim d'action pour juillet : passionnant…

Rave improvisée ce soir au sud de Munich : peut pas y aller.

Rak TZ en concert début avril : sympa, je note.

Je me redressai sur l'oreiller en voyant la suivante : un nouvel ajout venait d'être publié sur sstp://wwm.oggodtsmutter.de. J'esquissai un demi-sourire devant l'humour potache propre à la communauté. Je ne sais pas qui avait monté ce site, sûrement Splenters ou moi-même un soir que j'avais un peu trop forcé sur le saké et la manabeuh, mais son succès grandissant montrait bien combien la société moderne était friande de ce type de futilités. Déprimant.

D'un grondement sourd, mon estomac me rappela que je jeûnais depuis une dizaine d'heures déjà. Il était temps de vérifier si la cuisine française était à la hauteur de sa réputation…

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