Eidolon Ke'Tesrae

(Le fantôme de la tour)


« Eh, mademoiselle ! »

Elsa rentrait chez elle, après une paire d’heures passées au bureau de Marcus. Un dimanche, en plus, elle était la seule à être là. Mais bon, il allait falloir au moins ça si elle voulait rattraper les heures qu’elle lui devait. Et il lui faudrait surement plusieurs semaines pour rattraper son retard : elle n’avait pas l’intention de lui dire ce qui c’était exactement passé, brodant sur une histoire de famille compliquée à l’étranger et des problèmes de santé l’ayant laissé dans l’incapacité de le prévenir de son absence.

Si l’excuse de la maladie avait diminué ses cris outragés et la menace d’un renvoi pur et simple, elle devait quand même à leurs quatre ans de collaboration de faire amende honorable. Et quelque part, c’était reposant de se replonger dans l’architecture, et dans la routine d’un travail de bureau, même s’il s’agissait pour le moment de démarches administratives plutôt que de conception : il ne lui avait pas encore pardonné sa défection. Mais bon, à la seconde où En’dol l’avait prévenue qu’il y avait une possibilité de travail, elle avait filé rejoindre les autres pour savoir ce qu’il en était. Les ombres continuaient à l’attirer, malgré tout. Par contre, si elle voulait conserver le vernis de plus en plus ténu de respectabilité qu’elle avait tissé devant ses autres activités, elle ne pouvait pas vraiment se permettre de perdre son travail. C’était pour ça qu’à peine sortie de chez Roën, Eidolon était passé chez elle, et Elsa avait filé faire quelques heures de travail pour Marcus.

« Eh, mademoiselle ! Vous êtes trop charmante ! »

Il devait être près d’une heure du matin, et il n’y avait pas foule sur les trottoirs de Munich. Dans son tailleur Zoé Executive, elle marchait d’un pas rapide dans la chaleur de ce début de mai, due probablement au bouclier thermique de pollution qui ne permettait jamais vraiment à la ville d’avoir des températures normales. Dans ses oreilles se déversait sa playlist plus ou moins habituelle : un peu de Wild Cards, l’album One Stage Before de The Shadow parce que le chrome rock, c’était cool, Ar Cànan et Til Es Hault pour l’aspect nostalgie, et bien sûr, un max de shadowbands.

« ‘Fait chaud là, c’est dehors ou c’est toi? »

Elle était en plein dans le live ’60 @ Denver de Blitzkrieg quand elle prit enfin conscience qu’on la suivait. Elle était fatiguée, mais ce n’était pas son genre de mettre si longtemps avant de se rendre compte de ce genre de chose. Elle avait mis le négateur RA au plus restrictif, alors il n’y avait pas grand-chose pour détourner son regard et la tirer de ses pensées. Les passants étaient rares à cette heure dans le coin, sans être dans un quartier corpo, c’était plutôt classe moyenne et a part quelques drones de sécurités, deux trois accros du travail sur le retour et une poignée de jeunes qui attendaient une heure décente pour bouger en club, personne ne restait dehors. Jetant un coup d’œil rapide dans une vitrine, elle ne vit qu’une silhouette de taille moyenne avec une capuche, quelques pas derrière elle. Continuant de marcher au même rythme, elle fit baisser progressivement le volume de son commlink de sa main gauche, tout en jetant un coup d’œil autours d’elle pour voir si elle voyait d’autres menaces. A priori, rien, et le gars qui la suivait était loin d’être un pro. Donc, il devait penser s’en prendre à une citoyenne lambda, et ce n’était pas une autre réminiscence de son passé qui venait la chercher.

« Bah, réponds pas hein ! J'te fais un compliment… T’habilles pas comme ça si tu veux pas qu’on te parle… »

Cette fois ci, elle avait entendu. Ok, encore un gros lourd qui pensait qu’avec ce genre de phrase il pourrait espérer la draguer. Pas de risque, donc. Il lâcherait surement l’affaire dans quelques instants, et de toute manière dans une quinzaine de minutes elle serait chez elle. Elle aurait dû prendre les transports, mais elle avait envie de marcher, et de toute manière il y avait aussi des emmerdeurs dans les bus à cette heure-là. Bon, de toute façon, elle avait mieux à faire qu’à s’en préoccuper. Avec Oggodt en vrac, En’dol parti dans la nature, un job pour la mafia et son propre job sur la sellette, elle avait d’autres trucs en tête qu’un idiot qui avait probablement abusé des moodchips codés à l’arrache.

« Hey, sale pute, j’te parle ! »

Elle senti la main qui prenait son bras le temps d’un battement de cœur, et les réflexes firent le reste. Le gars avait probablement même pas eu le temps de se rendre compte de la connerie qu’il venait de faire que les supraconducteurs qui remplaçaient la moelle épinière d’Eidolon avaient déjà transmis au reste de son corps des gestes tellement répétés qu’ils devenaient mécaniques. Elle pivota sur son pied droit, ramenant sa jambe gauche en arrière dans un glissement du pied, se retrouvant ainsi face à lui. Dans le même geste, elle fit pivoter son bras dans la main de son attaquant, afin d'agripper son blouson en jean incrusté de fibres optiques. Bordel, ce gars devait briller comme un drone Lone Star en intervention, comment elle avait pu louper ce tocard en passant ?

Le tocard en question semblait halluciner grave, pas du tout préparé à ce qui lui arrivait. Eidolon tira le bras qu’elle tenait pendant que sa main droite rejoignait la nuque de l’encapuchonné, et que son genou vivement relevé allait caresser les côtes du métahumain, dans un Khao-chiyang quasiment parfait. Il expira brutalement alors que ses côtes flottantes émettaient un craquement bruyant. Tenant toujours fermement son bras, elle ramena la main qui tenait sa nuque sur l'avant du sweat noir qui portait le message “Keep her where she belongs”, et l’accompagna contre le mur en poussant jusqu’à ce que le dos de l’agresseur percute violemment le béton, lui arrachant quelques gargouillis alors que sa cage thoracique malmenée faisait son possible pour remplir d’air ses poumons vides. Une fois plaqué au mur, Eidolon plaqua son avant-bras sur le torse du jeune branleur, pendant qu'elle armait un Mat-trong brutal. Son poing aux os couverts de titane parti à une vitesse presque inhumaine vers le visage encapuchonné, dont une mèche de cheveux violets barrait les traits.

Violets.

Dans un flash, elle vit un nain presque émacié qui gisait dans un fauteuil médical, le visage réduit en une pulpe sanglante. Son poing s’écrasa dans le béton à quelques millimètres de la tête de sa victime, envoyant quelques copeaux voler alors que la synthépeau s’ouvraient sur ses phalanges, lui arrachant un grognement de douleur.

« Pardon madame, j’savais pas, j’le f’rai plus madame, promis !»

Les mots s’écoulaient au travers d’une toux bruyante alors qu’il essayait à la fois de quémander sa clémence et de respirer. Sans un mot, elle s’écarta et le poussa d’une bourrade, le laissant filer en trébuchant et en crachant ses poumons maltraités. Elle, pour sa part, tenait son poing blessé, massant distraitement ses phalanges maltraitées, retournant la scène dans sa tête. C’était un humain, pas un nain. Et ça n’aurait surement été une perte pour personne. Même s’il avait probablement une famille, quelque part. Mais avant, ça ne l’aurait pas arrêtée. Elle avait beau essayer de faire le point sur ce qui c’était passé, trop de pensées fusaient. Des souvenirs de la tour. Des souvenirs du Tir. D’autres plus anciens, comme l’agression sur le campus ou quelques-unes des blessures les plus graves de son enfance. A quelle moment en était-elle arrivé à accorder si peu d’importance à une vie humaine ? Mais en même temps, elle avait fait ce qu’il fallait pour survivre, non ? Après quelques instant à retourner ces questions et bien d’autres dans tous les sens, tout ce qu’elle était parvenue à faire, c’était de prendre la décision d ‘acheter une voiture. Au moins, elle ne serait plus dépendante des transports, et ce genre de chose ne se reproduiraient pas. Alors que son pas se faisait plus décidé suite à sa prise de décision, son talon droit, trop sollicité par le court combat, brisa dans un bruit sec.

« Téch ! »

Elsa, ses chaussures à la main, repris son chemin d’un pas lent, son poing gauche couvert d’un sang qui n’était pas le sien, sous le regard surpris des quelques spectateurs. Au moins une personne aurait appris une leçon ce soir.