Sous la douche
Il avait dormi comme une masse, profitant du confortable lit de sa chambre d'invité et surtout appréciant le moelleux du matelas, luxe qui s'était pour le moins raréfié ces derniers temps. Le nain avait hâte de retrouver Munich, le confort de son appartement en plus de paysages - et de visages ? - un peu plus familiers que la lande elfique. Pourtant, les ennuis qui se profilaient à l'horizon n'avaient rien d'engageant. Il avait la sensation que le groupe était à un tournant de son histoire. La tension entre Oggodt, En'dol et lui-même était à son apogée, et le désaccord touchait aux convictions les plus fondamentales des runners. Même Eidolon était venue s'immiscer dans le débat et avait rendu Oggodt encore plus maussade qu'auparavant. Splenters avait toujours été très secret, même avant de commencer à runner, et il n'avait eu aucun mal à s'accommoder de la discrétion de rigueur dans les Ombres. Pour ce qu'il en savait, ses employeurs comme ses compagnons lui en avaient toujours été reconnaissants, ce qui lui avait valu une certaine réputation de professionnalisme que le jeune hacker qu'il était avait endossé avec sérieux.
Mais le troll, lui, s'était visiblement mis en tête qu'une équipe était une famille dans laquelle toute se partageait, secrets y compris. Oggodt vouait une étrange forme de culte à une sacro-sainte fraternité valant bien plus à ses yeux que la sécurité de son entourage. Pourtant, en dehors de la façon naïve, presque enfantine, dont il exposait son opinion, il avait touché de son gros doigt boudiné un point intéressant : jusqu'à où étaient-ils prêts à aller pour se sauver la mise les uns les autres ? Quelle part d'inconnu étaient-ils prêts à accepter avant de mettre possiblement leur vie dans les mains de leurs compagnons des Ombres ?
Le nain n'était pas encore suffisamment réveillé pour être d'humeur à ce genre de réflexions. Pour se changer les idées, le hacker consulta sa boîte “professionnelle”, sur laquelle les demandes de devis s'étaient entassées durant son absence. Ici, une petite corporation spécialisée dans le textile, implantée dans la banlieue de Nüremberg, cherchait à refondre le backbone de son système de sécurité après l'intrusion sur son réseau interne d'un “pirate matriciel” (sic) ayant effacé les commandes de près d'une centaine de clients. Là, un particulier aisé des quartiers bourgeois de Lünen cherchait un spécialiste pour mettre en place un ensemble de contre-mesures matricielles en complément de l'offre proposée par son bailleur. Nonchalamment, Splenters archiva le paquet de messages dans des dossiers chiffrés triés par mois et par année.
Son dernier job hors des Ombres avait été réglé bien avant la Camargue. Un restaurant munichois spécialisé dans la gastronomie française, le “Papillon Gustatif”, l'avait embauché pour qu'il effectue un check-up de leur réseau. Splenters leur avait fait réinstaller leur nexus, installer un maglock pour sécuriser l'accès à l'arrière-salle afin d'éviter les connexions impromptues, déployé une CI suffisamment solide pour mettre à la porte les script-kiddies et autres hackers de petite envergure et bien entendu facturé le tout un montant parfaitement raisonnable. Il prenait ainsi une mission de temps à autre, suffisamment pour que son profil d'expert en sécurité matricielle ait l'air vivant sur les réseaux dédiés, sans pour autant se montrer envahissant pendant les runs. Les revenus alimentaient automatiquement son compte, allégeant une partie de ses charges mensuelles. Combiné au montage bancaire qui transférait une partie de ses fonds de runs vers son compte courant tous les mois, il passait pour un semi-rentier aux yeux de son propriétaire et des administrations, qui ne s'intéressaient en conséquent pas plus à lui que nécessaire. Toujours une question de discrétion.
Péniblement, Splenters se leva hors du lit et effectua une translation vers la salle de bain. Il vint se planter devant la glace. Les dernières semaines avaient été éreintantes et son corps lui faisait payer cher : le miroir lui renvoyait l'image d'un nain aux traits tirés, au faciès fatigué et au visage creusé par de profondes cernes. Certes, il aurait très bien pu s'injecter une dose de Long Cours pour tenir le choc, mais son épuisement n'était pas tant physique que moral. L'adrénaline du run, doublée de la nécessité d'être constamment sur le qui-vive depuis qu'ils avaient quitté Munich, l'avait maintenu dans un état d'alerte permanent. Mais alors que toute l'excitation de la recherche d'Eidolon retombait, le poids des semaines était venu s'écraser lourdement sur ses épaules.
Il fit couler de l'eau chaude dans la douche de la sublime salle de bains mise à sa disposition par Damon. La pièce respirait l'élégance, sans pour autant être démesurément clinquante. Il aurait très bien pu contrôler l'intégralité de la salle d'eau grâce aux commandes RA astucieusement intégrées un peu partout, mais cela n'aurait pas fait grâce au lieu, ses robinets aux reflets argentés, ses boiseries anciennes et ses vasques de marbre. Tandis que Splenters s'interrogeait sur le genre de visiteurs susceptibles de l'avoir précédé dans cette salle de bains, il déposa ses vêtements entre les bras mécaniques d'un drone de maison, sorte de version “Eirann Tir” d'un MCT HouseHelper™, puis entra dans la luxueuse cabine de douche.
Tandis que l'eau ruisselait sur son crâne lisse, le nain se repassait mentalement les dernières journées. Il avait fait comme il avait pu pour que le réveil d'Eidolon soit le moins abrupt possible, mais il s'était montré maladroit, comme bien souvent. Le nain avait dû lui expliquer dans les grandes lignes pour Tristan et son père, mais visiblement Noreen en savait bien moins qu'eux et les nouvelles l'avaient laissé pantoise. La veille, elle avait fait preuve d'une hargne terrifiante dans la grotte, que le nain n'avait que rarement vu chez elle. Seule l'apparition inattendue du Johnson pouvait rivaliser en termes de surprise, et Splenters avait été un peu peiné de voir que malgré les bons conseils qu'Eidolon avait prodigué à Oggodt sur son professionnalisme, elle était toujours aussi attachée à Jibril, trop pour que ça n'affecte pas entièrement son jugement.
Pourtant, malgré ces quelques bémols, tout semblait finalement se dénouer sans trop d'encombre. Ils allaient devoir patienter quelques jours sous surveillance des O'Dunn avant que le problème Tristan ne soit totalement résorbé, mais personne ne semblait s'opposer proactivement au second départ de Noreen. Le retour au bercail n'était pas si loin. Splenters avait même recommencé à converser activement avec Niddon, même s'il prenait d'extrêmes précautions compte tenu de l'hostilité latente du manoir. Elle semblait plutôt bien aller et avait réitéré sa proposition d'un nouveau dîner, avec suffisamment de sous-entendu pour que même le hacker finisse par entre-apercevoir l'anguille sous la roche.
Il avait également pris le temps de renvoyer un message plus complet à Ralph. “Vérifie la signature matricielle du message. Si tu as toujours le même commlink que je t'ai configuré il y a 4 ans, tu as juste à ouvrir le message et lancer le programme d'analyse. Si tu peux me donner des nouvelles de M'man, je t'en serai gré” était en substance le contenu de la missive. Splenters espérait que l'officier n'avait pas oublié leur procédure de communication. Il lui avait certes expliqué à l'époque comment fonctionnaient les signatures matricielles et comment vérifier que c'était bien lui l'auteur d'un message, mais Ralph avait possiblement oublié avec le temps, ou tout simplement il avait perdu la configuration et la puce de données pour déchiffrer la signature de Splenters. Après tout, ça faisait presque un an qu'il ne l'avait pas recontacté. S'il trouvait le temps une fois en Allemagne, il passerait peut-être le voir. Mais ça, c'était s'il avait le temps.