Décompression
Splenters n'avait presque pas décroché un mot durant le trajet qui les ramenait à Munich. Personne ne s'en était formalisé, après tout, le nain n'avait jamais été particulièrement loquace. Car, tandis que le paysage morne bordant la super-autoroute défilait, Splenters ressassait inlassablement son passage furtif au sein du datanode de Saeder-Krupp. La simple évocation de la sphère grisâtre et mouvante lui donnait la nausée, et pourtant il était là, assis sur la banquette, à se repasser les images en boucle. Les motifs qui ondulaient sur toute la latitude du globe le mystifiaient. La quantité d'informations enfermée dans ce meta-noeud était inimaginable. Les docteurs Hiler et Kepler, l'intégralité même du laboratoire de bio-chimie de SK Zurich ne représentait qu'un grain de sable perdu dans cet océan numérique. Le hacker ne pouvait s'empêcher de s'imaginer que d'innombrables occurrences de sa propre fiche signalétique vivaient encore dans les tréfonds du nœud, et qu'il n'en avait altéré qu'une version parmi des centaines d'autres.
Obtenir un accès à ce nœud, si bref qu'il puisse être, signifiait toucher du doigt un pouvoir incommensurable, s'approprier une fraction de l'influence de la mégacorporation la plus puissante du monde. Pourtant, le nain n'en avait rien fait de plus que ce qu'il était censé y faire. Entrer, altérer, camoufler et partir, comme toujours. La tentation avait été forte, lorsqu'il avait réalisé le gigantisme du nœud, de se plonger dans ses abysses pour y dénicher les secrets de Lowfyr. Le nain était convaincu d'avoir pris la bonne décision. Une décision de professionnel. S'attarder dans le nœud et mettre son nez au mauvais endroit risquait de compromettre l'intégralité de l'opération.
Pourtant, bien malgré lui, il entendait encore résonner à l'arrière de son crâne la voix d'Eidolon, presque plaintive : “De toute façon, tu as dû sortir un paquet d'informations croustillantes à revendre quand tu étais dedans, hein, Splenters ?”. Il serra les dents. Elle ne pouvait pas comprendre. Il avait vu le globe, sa couleur cendreuse, les masses informes qui se déplaçaient à sa surface, le rendant presque… vivant. Même pour une entité matricielle, la sphère paraissait être une construction fantasmagorique, un montage fictif qui n'avait rien de… naturel. “La Matrice ne vit qu'au travers de l'information qui y circule”, songeait Splenters. “Irriguer les noeuds pour alimenter le système” était une idée qui apparaissait fréquemment sur les boards technomanciens. Le datanode de SK allait à l'encontre de cette règle fondamentale. C'était de la rétention, à une échelle incommensurable. Un abcès, un furoncle dans la Matrice. Une aberration.
Cependant, la joie de ses compagnons lui mettait du baume au coeur et le hacker mit ses tristes pensées à l'écart. Au bout du compte, ils avaient mené au bout ce que très peu de shadowrunners auraient osé envisager. Personne n'en saurait jamais rien, mais ils pouvaient être fiers de leur travail : la planification comme l'exécution avaient été excellentes. Et enfin, ils pouvaient retrouver Munich la conscience presque tranquille. Si Eckhart respectait sa part du contrat, ils ne devraient plus avoir à craindre l'arrivée d'un commando de Saeder-Krupp pendant leur sommeil. Et puisqu'ils n'avaient plus à se soucier d'un débarquement impromptu de Traqueurs du Tir, leurs ennemis immédiats n'étaient plus si nombreux. Cependant, Splenters comptait bien faire profil bas quelques semaines.
Ray l'avait appelé, non pas prendre de ses nouvelles, mais pour le mettre en garde. Les Ombres frémissaient d'agitation. “Tu participes à des opérations qui… dépassent largement ce que je suis capable de couvrir. Je préfère que tu me laisses en dehors de ça. Vu l'ambiance actuelle, je te conseille de ne pas faire de vague. Reviens vers moi quand tu voudras reprendre un rythme normal”, lui avait dit son fixer. Lors de l'appel, l'ork semblait soucieux. Il était plus habitué à traiter avec les gangers et les corporatistes de bas étages, et Splenters avait bien compris qu'il ne jouait plus vraiment dans la même cour.
Celle qui lui remontait réellement le moral, c'était Niddon. Elle l'avait accueilli comme à son habitude, avenante mais mordante. “Oh, j'espérais que tu m'aurais ramené un souvenir”, lui avait-elle lancé. “Tu sais, je n'ai toujours pas remplacé mon vieil Alpha.” Splenters avait joué le jeu et prît un air contrits. Pendant le dîner, le nain fît de son mieux pour faire vivre la conversation, et ils échangèrent longuement sur la période qui avait suivi leur première “rencontre”. Comment les Von Schenker l'avaient remercié et qu'elle s'était retrouvée sans emploi, brisée moralement et physiquement. Comment les Yakuzas lui avaient offert une nouvelle chance, qu'ils l'avaient intégré dans la “famille”. Comment Splenters avaient senti apparaître les premiers signes de son Émergence. Et bien sûr, comment ils avaient traqué les Swamp Rats jusque dans la SOX et qu'ils y avaient abattu Bartek. Niddon avait écouté, patiemment. Si la mort de Bartek l'avait troublée, elle n'en avait rien laissé paraître. Elle n'avait non plus posé de question quand Splenters éludait volontairement certaines parties de l'histoire.
Le nain se sentait soulagé d'avoir quelqu'un à qui raconter ses péripéties. Quelqu'un qui comprenait les décisions que lui et les autres avaient dû prendre, qui savait ce qu'était la vie dans les Ombres. “Et Zurich ?”, demanda-t-elle alors qu'il achevait son court résumé du chapitre au Tir. “Comme d'habitude. Entrer, modifier deux-trois data, sortir. Histoire de renvoyer l'ascenseur à quelqu'un. Rien de bien méchant”, affirma-t-il. Elle ne semblait pas convaincue, mais elle ne posa plus de question sur son travail. La discussion se tourna vers les avantages et les inconvénients des balles fléchettes en situation de combat, avant que Niddon se décide à le tirer vers le lit.
Au plus profond de la nuit, le hacker n'avait pas trouvé le sommeil. Niddon endormie, il était seul face à ses souvenirs. Assis sur un tabouret de comptoir devant la fenêtre, il regardait les lumières munichoises danser dans la nuit. Les images de l'arcologie étaient encore vives dans son esprit. L'application de la nanocrème. Le passage des barrières de sécurité. L'arrivée inopinée du Johnson et la terrible montée d'adrénaline. La sphère grise. Pourtant, la fin du run s'était déroulée comme dans un brouillard, il éprouvait des difficultés à se remémorer précisément toutes les étapes de son parcours vers la sortie. Le bureau du Johnson. Les corridors. Eidolon et Sven sur le TacNet qui préparaient leur sortie. Puis, soudainement, le souvenir éclôt à la surface, comme une bouteille à la mer surgissant des eaux. Le nain déglûtit avec difficulté. Putain. Marten. Qu'est-ce qu'il avait fait ?