Oggodt soupira d’aise. Meredith dormait encore, allongée contre lui, la tête posée sur son torse. Une vieille couverture cachait leur nudité. Il écoutait sa respiration calme et régulière. La nuque de la trollesse reposait sur son bras gauche depuis si longtemps qu’il en avait presque perdu toute sensibilité, mais peu importait : il aurait volontiers sacrifié son bras pour quelques minutes de plus avec elle. Le frêle esquif qui avait accueilli leurs ébats se balançait légèrement au gré des flots. Le petit bateau à moteur ne payait pas de mine, vu de l’extérieur, mais Meredith avait réussi à en faire un îlot de confort et de chaleur.

Combien de temps cette parenthèse durerait-elle, il l’ignorait, mais il avait l’intention de la prolonger le plus longtemps possible. Au cœur même des derniers soubresauts de ce monde à l’agonie, on lui avait soudainement accordé un sursis, une pause bienvenue. Aucune drogue du monde, aucun artifice quelconque, n’aurait pu reproduire cet état de calme paisible, de choses enfin achevées, dans lequel son esprit se trouvait actuellement. Il resserra plus étroitement encore le corps de Meredith contre le sien.

Son regard ce posa sur le fatras de ses armes et de ses vêtements dont il s’était débarrassé en hâte la veille au soir, comme un rappel de ce qui l’attendrait dès qu’il remettrait le nez dehors.

Ce run avait pris une tournure à laquelle il ne s’était pas attendu. Le voyage en train, la rencontre d’Enerique dans sa ferme, l’enquête dans le port de Gênes, tout cela les avait menés dans ce vieux croiseur qu’on avait converti en une sorte de boîte de nuit. Tout ce que Gênes comptait d’anar’ anticorporatistes était là, et tous parlaient d’injustice, tous parlaient de révolution qu’ils seraient incapables de mener, engoncés qu’ils étaient dans leur pédanterie ridicule. La révolution dont ils rêvaient était aussi mensongère et vaniteuse que les fards dont ils se couvraient et que leurs accoutrements excentriques.

Quand d’Eidolon était venu l’ordre de sortir Jimmy X – le mec qui avait arrangé la vente de la came – des griffes de cet elfe ridicule qui déblatérait son fiel anticorporatiste, il avait peut-être un peu exécuté l’ordre trop littéralement, mais bon, End’Ol ne s’en sortait pas. L’elfe était un de ces péteux coincé. Il tenait un verre de vin à la main, le petit doigt relevé. Dire qu’Oggodt l’avait sciemment provoqué en renversant son verre et en le traitant de lopette ne serait pas exagéré. Le fait que Meredith le regardait avec curiosité ne l’avait probablement pas encouragé à la modération. L’elfe, en réponse, l’avait provoqué en duel comme à l’ancienne en lui jetant son gant au visage.

Les autres en avaient profité pour prendre Jimmy X à part sur le pont du croiseur, alors qu’Oggodt, pas tellement convaincu d’avoir réussi à impressionner Meredith, prenant son courage à deux mains, continuait à flirter avec elle et ignorait les commentaires moqueurs que lui subvoquaient ses collègues.

Meredith manifestait des signes d’impatience, alors, finalement, il avait proposé de se casser de là. Elle l’avait emmené chez elle, dans ce bateau. Les signes de ses intentions étaient plutôt clairs, mais Oggodt avait dû rassembler tout son courage pour enfin l’embrasser. Leurs vêtements et leurs armes étaient ensuite tombés, des choses furent cassées, et ils firent l’amour à la manière des trolls : brutalement et intensément – et à plusieurs reprises. À cette brutalité succéda une certaine tendresse, du moins dans le chef d’Oggodt, et si Meredith parut surprise au premier abord, elle ne s’y opposa pas non plus et finit par s’y abandonner.

Il l’avait trouvée, son île. L’île, il avait cru devoir la chercher au milieu du Pacifique, il avait cru devoir se l’acheter à prix d’or, mais elle était là. À Gênes, au milieu de cette pagaille d’immeubles délabrés, de cette marée grouillante humaine et métahumaine et de ces rêves anarchistes de liberté. De ce magma avait émergé Meredith ; Meredith, et son bateau.