Tour operator
Y avait rien à redire, elle détestait les détecteurs de mouvements. Déjà en Camargue, un mouvement trop brusque lui avait valu la rencontre inopinée avec des drones de combats, pour sa plus grande joie. Foutue saloperies. Pourtant, la journée s'était bien passée, malgré le vent. La rencontre avec les mercenaires avait été un vrai coup de bol, ils avaient toutes les infos dont ils avaient besoins, une diversion bien huilée, et pas le même objectif qu'eux. Du moins, presque, pour sa part, buter Bartek s'inscrivait parfaitement dans son agenda, à cause de lui ils avaient traversé la moitié de l'Europe. Mais bon, ils n'avaient pas l'air de savoir leur but, et ils pouvaient bien leur laisser le cadavre du polonais, tout comme la prime qui l'accompagnait.
La pénombre fournie par la porte en train de se refermer baignait le lobby d'une lueur terne, déprimante. Elle aurait préféré escalader la tour de l'extérieur, mais pas moyen d'entrer par le toit. Bon, pour le moment, tout c'était bien passé, même si elle avait eu un coup de chaud en passant près des deux gardes. Le microfilamement ne lui avait pas posé de problème, elle avait l'habitude. Elle souffla doucement. Elle avait l'impression d'avoir la nausée, mais difficile de dire si c'était du à l'appréhension de la tâche qui l'attendait, ou si c'était les radiations qui commençaient déjà à faire effet. Elle étira tous ses muscles, lentement, ils allaient être mis à rude épreuve. Repasser rapidement le chemin à suivre. Écarter les bruits, les odeurs, tout ce qui pourrait la distraire. Et entrer en enfer.
La tour était plongée dans le noir le plus complet, et il n'y avait aucun moyen d'y remédier sans être immédiatement hachée menue par les tourelles. La vision thermographique ne donnait pas grand-chose, à par rendre moins visible la ligne de vie rouge affichée en réalité augmentée qui la guiderait jusqu'à sa cible. Si elle échouait, ses compagnons ne pourraient même pas venir chercher son cadavre. Chaque geste qu'elle faisait était d'une lenteur délibérée, chaque pas durait une éternité. A peine le premier étage franchi, tous les bruits avaient disparus, étouffés par les épais murs de bétons. Elle avait le sentiment d'être seule au monde, un monde où le moindre geste brusque signifiait la mort. Parfois, son pied butait contre un objet, ou une surface molle, sans qu'elle n'ait d'autre choix que de museler aussi bien son imagination que ses réflexes. Elle sentait ses muscles se crisper d'indignation, eux d'habitude utilisés pour l'action et la vitesse. Chaque mètre parcouru lui prenait plusieurs secondes, et elle devait faire des poses fréquentes, autant pour vider son esprit que relâcher la tension qui s'accumulait.
Elle devait être au troisième, ou peut être quatrième étage, quand elle se rendit compte qu'elle n'avait pas son système SecureTech PPP. Si elle se cognait, elle se ferait très mal, et ses parents la disputeraient. Non, elle n'était plus une enfant, elle ne risquait plus la fracture à chaque choc. Mais il faisait si noir ! Elle devait faire très attention, ou la douleur serait forte, trop forte. Et après, ce serait la cuve, encore. D'ailleurs, cette pénombre… Cette humidité… Peut être qu'elle y était ? Elle s'était réveillée d'un long cauchemar, mais trop tôt, et là, elle allait étouffer dans le liquide bio-régénérant ! Elle se retint au dernier moment d'essayer de taper contre une paroi illusoire. Non, pas de mouvements brusques. C'était son imagination. S'arrêter. Souffler. Chasser les souvenirs. Repartir. Se cogner. Attendre la vague de douleur qui ne venait pas. Pourquoi n'avait-elle pas mal ? Revenir au moment présent. S'arrêter, encore. Chaque mètre parcouru la rapprochait du but. Mais la rapprochait aussi de la folie. La ligne rouge qui la guidait semblait envahir toute sa vision, et parfois elle avait l'impression de sentir les murs. Parfois elle s'y cognait, devant maintenant lutter à la fois contre ses réflexes qui la poussait à retirer rapidement son bras ou sa jambe, mais aussi contre l'idée que sous le choc son corps allait se briser. Elle devait être proche du but, mais aucun moyen de savoir qui de son corps ou son esprit allait lâcher le premier. Elle avait envie de se rouler en boule et de pleurer, appeler sa maman qui viendrait l'aider. Où étaient-ils, tous, pourquoi était-elle toute seule ? Elle cru entendre la mer, mais ce n'était que le bruit assourdissant du silence. Il régnait une odeur moisie, aussi, à peine couverte par celle de sa sueur. Elle se concentra là-dessus, cette odeur n'appartenait pas à ses souvenirs. Cela fonctionna pendant quelques minutes, avant qu'elle ne se mette à respirer trop fort, entrant en hyperventilation, des petites étoiles dansant devant ses yeux. Ou alors, c'était les radiations ? Peut être allait elle s'évanouir ? Si elle tombait, elle serait tuée par les tourelles. La panique monta telle une vague, dispersant toute concentration. Elle se força à bloquer ses mouvements, calmer les tremblements qui commençaient, regagner son calme et le contrôle de son esprit. Encore un pas. Puis un autre. Au loin, elle cru apercevoir un rai de lumière. La fin ? Elle se prit à espérer un instant que la Roue était une réalité, que si elle échouait son esprit immortel s'incarnerait pour un nouveau cycle. Non, elle ne croyait pas à ces conneries. Et elle fit un pas, lentement. Puis un autre. La lumière s'approchait, la fin du voyage, l'objectif, la délivrance.
Devant la porte entrouverte, elle prit le temps de chasser les dernières brumes de ses souvenirs, de chasser la tension qui l'habitait, la sensation oppressante que son corps allait la lâcher à tout moment. Elle jeta un œil dans la pièce : des câbles, des lumières, des sons électroniques, et au milieu, telle une araignée au centre la toile, une silhouette inanimée, petite, emmitouflée dans des couvertures. Le Spider qu'elle cherchait, qui dirigeait la sécurité du camp. Elle chercha de la main son Arès Predator, ne quittant pas des yeux sa cible. Elle ne se sentait pas capable d'entrer le débrancher. L'esprit de sa cible serait plus rapide que son corps, et il pouvait déclencher l'enfer d'une simple pensée. Elle sorti son chargeur, et pris dans une des poches de sa ceinture une balle EX Explosive. Elle ne comptait pas lui laisser une seule chance. Elle glissa le chargeur dans l'arme, doucement, étouffant le clic de l'enclenchement à l'aide de la paume de sa main. D'une pensée, via smartlink, elle enclencha la balle dans la chambre, et leva le bras, toujours en douceur. Aligner la cible. Expirer lentement, bloquer. La détonation résonna longuement dans la pièce, alors qu'une simple mèche violette tombait en virevoltant de ce qui restait du crâne de sa cible. Elle entra dans la pièce, branchant son commlink au nexus le plus proche. Les cours du soir de Splenters avait eu du bon, il y a quelques temps elle n'aurait même pas su ce qu'était un nexus, ou comment connecter son commlink à ce merdier.
Une mèche violette ? Elle jeta un coup d'œil rapide aux étagères encombrées de matériel technologique. Deux drones Kanmushi accrochèrent son regard. Merde. Merde, merde, merde. Elle couru vers le cadavre, arrachant à moitié la couverture qui l'emballait. Les chairs flasques pendaient, signe d'une massive perte de poids, au moins cent kilos, facile. Il ne restait pas grand-chose du visage, pas assez pour l'identifier. Elle tira de son enregistrement oculaire une image venue d'un autre temps, prise au fond d'un van. Difficile de faire le lien avec la graisse en moins, mais les drones, les traces d'obésité morbide, les cheveux violets… Une chape de plomb descendit sur son estomac pendant qu'une sueur froide lui coulait le long des omoplates. Son Ange Gardien, le maître des drones. Celui qui avait veillé sur elle plusieurs fois, de ses yeux électroniques, prêt à envoyer des renforts au moindre souci, anticipant ses mouvements, élargissant sa vision, lui apportant sécurité, toujours prêts à l'aider au creux de son oreille… Et elle, elle l'avait tué. Sans même un remord.
Elle se laissa tomber contre le mur le plus proche, contemplant le petit cadavre au milieu de la pièce. Ce n'était qu'un doute, ce n'était peut être pas lui. Quelles étaient les chances ? Infime, surement, mais les détails… Elle avait tué des gens, mais ce n'était que… Que des pantins corpos, ou des gens qui en voulait à sa vie. Ils n'avaient pas vraiment de réalité, autre que celle d'être venu chercher leur mort, ou autre au mauvais endroit au mauvais moment. Mais là, c'était différent. Lui, elle le connaissait. Pas son vrai nom, bien sur, un pseudo qui prêtait à sourire. Mais ils avaient vécu des choses ensembles. Elle l'avait vu, en vrai, une petite exclusivité qui à ses yeux renforçait le lien qu'ils avaient. Elle l'avait perdu de vue, mais il gardait toujours une place dans ses ombres personnelles. Et elle l'avait abattu. Elle le sentait au fond de ses tripes, ce n'était pas une coïncidence, une vague ressemblance. C'était lui.
Son commlink bipa, lui rappelant que le monde extérieur était toujours là, et qu'elle avait un message. Elle prit la couverture, et la déposa doucement sur le petit corps, essayant de cacher ses regrets autant que les conséquences de ses actes, dissimulant à sa vue celui qui fut son ami. Mécaniquement, elle suivi les instructions de Splenters, branchant et débranchant son commlink, gardant son esprit le plus vide possible. Au-delà de la douleur de ce qu'elle avait fait, le mur de peur du retour, affronter encore une fois le noir et ses ténèbres personnelles. Elle eut confirmation que les tourelles étaient automatiques : pas de retour tranquille. Pas de moyen de sortir ici, non plus, elle était condamnée à repartir en enfer.
Splenters en avait fini avec ses opérations, elle récupéra son commlink. Quelque part, l'anesthésie mentale dans laquelle elle baignait facilitait les choses. Elle ne prêta guère attention à son environnement alors qu'elle redescendait, suivant machinalement le chemin de l'aller, gardant les mouvements ridiculement lents, son esprit plongé dans une noire torpeur ou se mêlait craintes infantiles et regrets de l'âge adulte. Elle mit un moment bien trop long à capter la trace thermographique qui la croisa rapidement. Cela faisait un moment que tout contact avec le reste de l'équipe était perdu, de toute manière. Elle regarda rapidement, mais rien à proximité. Surement son imagination qui revenait lui jouer des tours. Autant continuer son chemin, sortir de ce lieu maudit. Encore un pas. Flash.
Et elle pensait être en enfer ? Ceux qui l'entouraient lui promettaient un avenir plus sombre encore. Un sursaut de révolte la parcouru. Non. Cela ne pouvait pas finir comme ça. Sur une immonde trahison, qui plus est. Il y avait surement un moyen. Mais elle ne voyait pas lequel. La fatigue, les peurs, les regrets ? Elle ne sait pas ce qui lui fit rendre les armes. Mais pour la première fois depuis longtemps, elle baissa les bras. Depuis qu'elle était entré dans la tour, son passé l'avait pourchassé. C'était peut être dans l'ordre des choses qu'il finisse par la rattraper…