Comeback
Noir. Elle ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien. La température était parfaite, ni trop froid, ni trop chaud, même si son esprit était bien loin de toutes ces considérations. Elle baignait dans une sensation de félicité, sans lendemains, sans autres, sans ailleurs. Peut-être une vague vibration sourde sur ses tympans, la sensation d’une chose immense qui veillait sur son bien-être et l’isolait… de quoi d’ailleurs ?
Mais la qualité du silence changeait. Il lui semblait que des sons se glissaient dans son univers, des vibrations discordantes. Un battement sourd, qu’elle percevait à peine avant semblait devenir plus fort, battait à ses oreilles. En réponse, elle sentait son corps s’éveiller, quitter la torpeur qui la baignait. Elle voulut aspirer goulûment de l’air, mais la quantité disponible semblait ne pas varier. Une sensation d’étouffement la gagnait. La douceur du liquide qui la baignait semblait être moite. L’obscurité passait doucement de complice à oppressante. Tout son monde semblait s’accélérer, et par cette brèche le monde extérieur s’engouffrait, sous forme de souvenirs. Une cuve, elle était dans une cuve. Elle avait dû se blesser, encore. L’accablement la saisi à l’idée qu’elle avait fait quelque chose de mal. Puis, de là, l’inquiétude. Pourquoi ne sortait elle pas ? Si elle restait coincée ? Allait-elle mourir ? Sa respiration s’accéléra encore, alors que le battement de son cœur devenait assourdissant. Puis, tout un coup, le liquide disparu, ramenant la sensation du froid sur sa peau. Les suspenseurs ne la laissaient pas tomber, ça aurait été trop bête qu’elle se blesse à nouveau. À la sortie, une douce serviette l’attendrait, puis le carcan des protections SecureTech. Peut-être un sermon de ses parents, inquiets et contrariés. Le doux chuintement des portes lui indiqua qu’elle allait être menée vers l’extérieur, où des bras la saisiraient. Bizarre, quelque chose clochait. Un détail… Elle essayait d’ouvrir les yeux, mais c’était si dur, la lumière la blessait. L’image basculait, parfois des couleurs bleues, rouges, jaunes, vertes, parfois une intense lumière blanche. Elle se sentait si… Grande ? Un nouveau coup d’œil lui révéla deux visages. Grand-mère Alanis ? Papa devait être en déplacement, alors. Et un troll ? Mais ce n’était pas possible, il n’y avait jamais eu de troll à la maison. Ils étaient grands, malhabiles, et souvent dangereux. Et si laids…
Alors que son corps se réveillait doucement, son esprit commença à faire de même. Ce n’était pas juste un troll… Oggodt ? Petit à petit, les pièces de sa vie fragmentée se remettaient en place. Noreen, Elsa, Eidolon, et bien d’autres encore… Mais, que faisait Oggodt ici ? Pourquoi était-elle à la maison ? Un nouveau coup d’œil lui révéla un Ork… End’ol, qui lui tendait un vêtement. Une fraction de seconde, une pensée la tirailla, liée à sa nudité, mais elle avait trop à penser pour se préoccuper de pudeur. Elle essaya de se redresser, mais n’avait pas la force. Elle sentait qu’on la déplaçait, mais baignait dans une semi inconscience alors que petit à petit les événements lui revenaient. La France. L’Allemagne. GeMiTo. La SOX. Les traqueurs. Un appel au secours. Tout ça était trop compliqué. Elle voulait retourner à la douce inconscience de la cuve.
Lorsqu’elle remonta à la conscience, elle sentit qu’elle était dans un lit. Le retour était plus facile cette fois. Elle savait qui elle était, mais n’était pas très sure du où et du quand. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle eut du mal à reconnaître la pièce où elle était… Sa chambre ? Donc, elle était bien au manoir. Elle avait presque pensé « chez elle », mais cette vie-là, elle l’avait quitté il y avait bien longtemps. Alanis était là, ainsi qu’Oggodt. Quelle circonstance avait pu amener ces deux-là à être dans la même pièce ? Sa grand-mère demanda au troll de les laisser, mais celui-ci semblait déterminé à rester. En temps normal, elle aurait souri, elle reconnaissait bien là son obstination, et quelque part une certaine loyauté qui la gênait presque plus qu’elle ne la flattait. Mais là, elle était fatiguée, et pas d’humeur. Sans compter qu’elle ne savait pas comment le troll réagirait si sa grand-mère insistait. Probablement aussi butés l’un que l’autre, et c’était deux de ses mondes qu’elle ne voulait pas voir s’entredéchirer.
« Oggodt, dégage. »
Pas très sympa, mais elle n’avait pas la volonté de l’être. Il ne comprendrait surement pas autre chose, de toute manière. À peine Oggodt sorti, sa grand-mère commença un couplet sur ses relations. Est-ce qu’elle pouvait avoir un peu de temps avant ce genre de remarques ? Elle ferma les yeux pour signifier sa lassitude, mais le sommeil en profita sournoisement.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle eut de nouveau un petit mouvement de flottement avant de se rappeler où elle était, mais eu quand même l’impression d’émerger plus rapidement. Sa chambre était bien occupée cette fois : à quel moment c’était devenu aussi bondé qu’un salon matriciel sur les conspirations corpo ? Au fond, Oggodt était là, et il ne semblait pas lui tenir rigueur de ses propos un peu vifs de tout à l’heure. Splenters était là également, les traits tirés. Elle l’avait déjà vu fatigué, mais là il avait vraiment la mine en papier mâché. Manifestement, ça avait dû être difficile. Sven, lui, avait l’air à peu près normal, mais au final, elle se demandait ce qui pouvait l’atteindre réellement. End’ol, lui, avait changé, et de façon radicale. Déjà, il n’avait plus de sourcils, ça lui donnait l’air étrange. Et sa peau avait changé de couleur également. Il y avait un autre type avec eux, une espèce de clodo qui donnait l’impression d’avoir été ramassé sur la plage. Cela dit, s’il était avec eux, c’était qu’il y avait certainement une raison.
Ce n’est qu’une fois qu’elle eut détaillé tout le petit groupe qu’elle prit conscience d’une chose fondamentale : ils étaient venus la chercher. Bien sûr, elle espérait que ce soit le cas, mais ils étaient entrés au Tìr, et s’étaient frayés un chemin jusqu’au Manoir O’Dunn. Et pour avoir fait le chemin inverse, elle savait que c’était très loin d’une mince affaire. Pour un run, elle aurait compris, mais là, c’était juste pour elle, pas pour du pognon. Lorsqu’elle leur demanda ce qu’ils avaient à raconter, elle avait la voix un peu étranglée, malgré le modulateur. Ils mettraient surement ça sur le compte de la fatigue.
Elle aurait mieux fait de s’abstenir. En résumé, son frère l’avait enfermée dans une cuve pendant deux semaines, et son père était mort. Résumé comme ça, froid, clinique, elle pouvait le comprendre. Après tout, elle avait fait des trucs pires, et probablement des orphelins. Alors pourquoi ça faisait si mal ? Quelque part, la trahison de son frère était un peu moins douloureuse. Elle avait toujours préféré Eidan, de toute façon, Tristan était plus distant, ses préoccupations bien éloignées de cette petite sœur trop fragile qui ne lui apporterait rien. Mais quand même, c’était son frère. Et il savait à quel point la cuve l’avait traumatisée étant petite. Et c’est là qu’il avait choisi de la laisser. Pourquoi d’ailleurs, elle n’en savait rien. Et papa… Elle n’aurait jamais cru que sa mort l’attristerait autant. Elle pensait avoir mis tout ça derrière elle, mais finalement, avec le recul, le cocon dans lequel il l’avait mise, la prison dorée qu’il avait refermé sur elle, c’était pour son bien. Il l’aimait, et elle aussi, c’était son père, bordel. C’était plus simple d’y repenser au travers du spectre de sa vie dans les ombres. Si elle se revoyait petite fille, elle…
Elle ferma les yeux, se réfugiant dans le noir encore une fois. Mais le sommeil ne la prit pas tout de suite, cette fois. Elle entendit ses compagnons quitter la pièce. Puis, une fois qu’elle fut seule, qu’elle eut ouvert les yeux pour s’en assurer, les larmes coulèrent. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas pleuré, mais elle sanglota comme une petite fille, pleurant ce père qu’avec le recul elle savait avoir aimé autant qu’elle lui avait crié qu’elle le détestait. Ses derniers mots pour lui étaient ceux d’une dispute. Jamais il n’avait su ce qu’elle était devenue. Et elle savait qu’elle ne pouvait se permettre ce genre de faiblesse devant les autres, alors dans la chambre de son enfance elle laissa sortir ses sentiments, peut-être pour les expurger une deuxième fois. Et quand toute cette vague de douleur fut passée, il ne resta plus que le sommeil pour la prendre, encore une fois.
Nouveau réveil, un peu plus facile que le suivant. La boule de douleur était là, enfouie, mais elle savait pouvoir la maîtriser. Les gars sont là, de nouveau, et ils ont son matos. Sa combinaison, ses outils, ses armes, son commlink… Tout ce qui constitue la partie matérielle de la nouvelle vie qu’elle s’est bâtie, une part non négligeable de sa personnalité dans les ombres. C’est plus facile de chasser la tristesse quand elle se sent plus à Munich qu’au Tìr. Les drones sont là aussi, et au regard de Splenters, elle sent qu’il y a quelque chose qui le chiffonne.
« Tu le reconnais ? »
Un instant, une observation, il retourne le Kanmushi entre ses mains.
« Oui »
Au fond d’elle, elle savait, et cette affirmation n’est que la clef de voûte de ses convictions. Alors elle leur explique, avec peu de mots, pour garder enfouie la douleur, les peines qui se mêlent. Elle a tué Hiquse. Elle ne s’attarde pas dessus, c’est trop dur de revoir les images, car avec elles il y a toutes les sensations, l’escalade de la tour, la tension, l’effroyable moment où elle prend conscience de son acte, et la conscience de tous les actes similaires, même d’une moindre portée, qui accompagnent cette compréhension.
Et ce gros balourd d’Oggodt qui lui demande des détails. Une fois, deux fois elle tente de lui faire comprendre qu’il ne faut pas insister. L’énervement la gagne. Ne peut-il pas comprendre ce qu’elle ressent ? Elle est fatiguée, elle n’a fait qu’apprendre des nouvelles désastreuses, elle est à deux points de craquer et non, elle ne s’effondrera pas devant eux. Et lui enfonce le couteau dans la plaie et triture de ses gros doigts sales.
« Ta gueule, Oggodt. »
Si elle avait été en mesure de se lever, elle l’aurait frappé. Pas tant pour lui faire mal, mais pour repousser avec lui les questions et tout ce qui les entoure. Pour lui montrer qu’elle est forte, qu’il n’allait pas la déstabiliser. Que les épreuves ne l’avait pas changée, qu’elle n’avait que faire de perdre des gens de sa famille, que le monde se divisait entre les pantins corpos qui n’avaient pas d’âme, et donc que leur vie n’avait pas de valeur, et ceux qui comprenaient les ombres, et donc les conséquences des risques qu’ils prenaient. Que prendre une vie dans ce cas n’était que la conséquence logique des décisions prises par ces gens, et que finalement, elle n’y apportait que le point final. Lui enfoncer avec ses poings l’idée que ce n’était pas sa faute à elle si Hiquse était mort, mais la conséquence inévitable de ses décisions à lui. Le troll avait quitté la pièce, probablement vexé. Splenters lui avait ensuite annoncé que les autres connaissaient sa vraie identité, et quelque part elle fut touchée que cela le gêne. Elle leur demanda timidement si cela changerait quelque chose dans leurs relations, et les deux nains lui assurèrent que non, mais au fond d’elle, elle savait qu’il n’en serait rien. Ils échangèrent quelques propos jusqu’à l’arrivé de Damon. Ce bon vieux Damon, fidèle au poste, lui au moins n’avait pas changé. Elle profita de sa présence pour s’assurer que les autres avaient tout ce qui leur fallait, moyen pratique d’être certaine qu’ils la laissent encore un peu seule. Elle avait besoin de temps, pour réfléchir, pour faire le point, pour reconstruire la logique qui l’avait maintenue cohérente toutes ces années.
Elle ne profita pas du calme bien longtemps, sa mère entra peu après. Elle avait vieilli, et cela lui mit un coup au moral de la voir en fauteuil. Elles n’échangèrent que quelques mots, mais on ne renouait pas les liens aussi facilement après 11 ans d’absence. Entre elles, la faille laissée par sa fuite était béante, et le spectre de l’inévitable discussion sur son avenir pesait lourdement sur leurs propos. Mais étrangement, cela l’apaisa un peu. Sa mère était là, il ne pourrait rien lui arriver de mal. Elle soignerait ses blessures, l’apaiserait. Même si Noreen lui briserait le cœur en repartant, elle savait qu’elle était là, et qu’elle restait, quoi qu’il arrive, sa fille. Elle eut un peu mal en apprenant qu’elle avait douté de son innocence, mais une petite voix criait au fond d’elle qu’à sa place elle aurait douté aussi. Elle aurait aimé la prendre dans ses bras, la rassurer, lui dire qu’elle était rentré, mais il y avait cet appel, le petit frisson des ombres, qui lui promettait un avenir ou la petite vie rangée qui l’attendait ici n’avait pas sa place. Elles avaient probablement toutes les deux un sentiment d’inachevé lorsqu’elles se quittèrent, mais son sommeil fut plus paisible après ça.
Le sommeil fut de courte durée, réveillée pour une chasse à l’homme infructueuse, la rencontre avec Eidan au coin d’un couloir, mais elle n’eut guère le temps d’échanger avec lui. Il avait changé, également, peut-être un peu plus dur qu’avant, plus froid, mais elle n’eut pas le temps d’en savoir plus. Peut-être plus tard. Elle finit par se recoucher, et le lendemain vit de longues discussions sur la suite des événements, des réflexions sur les secrets et la vie de runner. Elle se rangeait à l’avis de Splenters, un bon professionnel gardait sa vie pour lui, mais Oggodt ne semblait pas comprendre que leurs secrets les protégeaient. Et elle savait que révéler qui elle était aurait tout changé. Il était prêt à faire chanter un médecin parce qu’il l’avait surpris à se branler sur son lieu de travail, qu’aurait il fait en tombant sur la fille fugueuse de l’ancien haut intendant du Tìr ? Une chose était sure, s’il l’appelait princesse ou s’il faisait une seule réflexion sur ce qu’elle n’avait pas vécu du fait de son enfance protégée, elle lui enfoncerait ses réflexions dans la gorge à grand coups de squelette en titane. Mais la crainte seule que cela arrive modifierait leur relation, c’était inévitable. Pourrait-elle rester avec eux ? Pourrait-elle partir d’ici ? Où était Tristan ? Tant de question à élucider. Et c’est plongée dans ses réflexions qu’elle fut frappée par une révélation :
Elle ne leur avait même pas dit merci.